L’enfance de Vacher
Première partie (suivie de la deuxième partie)
Joseph Vacher est né le 16 novembre 1869, à Beaufort, commune de 476 habitants, du canton de Roybon (Isère).Son père était aussi du pays, où il était né le 16 août 1810. Il s’y était marié deux fois. D’un premier lit il avait eu quatre enfants. Du second mariage contracté le 22 novembre 1851 il avait eu treize autres enfants. Nous ne voulons pas nommer les membres de cette malheureuse famille quoique nous ayons sous les yeux la nomenclature de tous ceux qui la composent. On comprendra à quel sentiment nous obéissons. Tous ces enfants ou presque tous sont vivants à l’heure actuelle. Ce sont de forts honnêtes gens jusqu’alors estimés dans le pays, apparentés avec ce qu’il y a de mieux dans le village et nous ne voulons pas aviver leur douleur déjà si poignante en livrant leurs noms au public qui, d’ailleurs, n’en a que faire.
Le père et la mère sont morts heureusement pour eux et n’ont pas à supporter la honte qui rejaillit sur leur progéniture. C’est un bienfait du ciel dans une si grande infortune d’avoir quitté cette terre avant l’heure du déshonneur.Nous le disons, tous ou presque tous les frères et soeurs de Vacher sont vivants. Quatre seulement sont décédés et parmi eux un frère jumeau de Vacher. Le pauvre enfant a été par mégarde étouffé au berceau dans son âge le plus tendre ; on venait de faire le pain et une imprudente main posa sur le lit où reposait l’enfant un gros pain tout chaud qui l’étouffa.Tous les enfants jouissent d’une bonne réputation, nous le répétons ; jamais on a ouï dire qu’on pût leur reprocher un acte d’indélicatesse. Tous sont fixés dans le pays. Une seule est fixée à Menton. C’est à elle qu’appartient la maison de famille située à Beaufort et qui est actuellement inoccupée.
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Comme on peut bien le croire, l’infortunée famille est dans la plus affreuse des désolations. Par les crimes de Vacher, la moitié de la population de Beaufort a été atteinte dans ce qu’il y a de plus précieux au monde ; que de pleurs on y a versé, que de vies ont été ébranlées. On cite une pauvre nièce de l’assassin qui, en service dans les environs, est tombée comme foudroyée en apprenant la triste odyssée du tueur de bergers.
Mais c’est assez nous attarder à sa famille. Revenons à Vacher.
Vacher n’est resté au pays que jusqu’à l’âge de dix-huit ans environ. On se souvient de lui comme d’un taciturne et d’un sournois. Son enfance n’est entourée d’aucune circonstance exceptionnelle.Toutefois on raconte, et le fait ne semble pas contesté, que vers l’âge de dix ans il fut mordu par un chien enragé. Quelles traces laissa dans le tempérament de Vacher cette morsure ? Il est difficile de le dire, et quand nous étudierons la question de savoir si Vacher est responsable, nous tiendrons compte de cet événement. En tout cas, il ne paraît qu’il ait eu une influence appréciable et notoire sur les premières années de l’assassin.Les anciens camarades de son plus jeune âge se souviennent lui avoir entendu dire : “Je veux aller chez les frères me faire inscrire, puis je les lâcherai.”Il parvint, en effet, à entrer à l’école, mais les bienfaits de l’éducation qu’il y reçut furent perdus pour lui.On ne parvint pas à façonner cette âme, et les principes qu’on essaya de lui inculquer furent semés en pure perte sur une terre malsaine.Il en sortit, après plusieurs années, aussi ignorant que lors de son entrée ; à sa sortie de l’établissement des frères, il alla trouver M. Roux, l’instituteur du pays, depuis décédé, en le suppliant d’entreprendre à nouveau son éducation et de le mettre à même d’obtenir son brevet. M. Roux essaya, mais il le trouva bientôt absolument incapable d’éducation et il finit pas se désintéresser complètement de lui.À seize ans, Vacher quitta le pays ; on dit, mais sans pouvoir préciser, qu’à cette époque déjà il était gangrené jusqu’aux os, au physique comme au moral, et que déjà on aurait pu lui imputer des actes immoraux et contre nature, mais ces actes ne sont pas prouvés.Il entre au service de M. Marnot, aux Loges, commune de Saint-Genis-Laval, en qualité de petit domestique, mais bientôt il quitte cette place pour entrer chez M. Declézieux, dans la même commune, dont la propriété est située en face de l’établissement des frères maristes(1).
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Là, Vacher était occupé à des travaux de petite culture et de jardinage ; il gagnait quinze francs(2) par mois et menait une existence assez tranquille.Au bout de huit mois, il demanda à son patron de le présenter au directeur des frères maristes, où, se sentant la vocation, disait-il, il désirait entrer en qualité de novice.M. Declézieux, qui le connaissait bien sans doute, refusa de se charger de la mission. Vacher se présenta tout seul et fut admis. Pendant plus d’un an, il demeura dans la retraite, mais nous n’étonnerons personne en disant qu’il ne s’y trouva pas bien, et un beau matin maître Vacher disparut sans crier gare.
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À dix-huit ans, en octobre 1887, il retourna à Beaufort. On prétend qu’il passa l’année à Eriville(3) et qu’en 1888 il résida à Fraison(4). On le retrouve ensuite à Grenoble pendant l’été, lors du passage du président Carnot, où il loge chez une de ses soeurs, pendant qu’il travaille dans une brasserie de la ville. Mais le 24 septembre 1888 il est malade et doit rentrer à l’hôpital. Il en ressort le 25 novembre de la même année et se retire pendant deux mois chez son beau-frère, à Marcolin(5) (Isère).C’est en janvier 1889, à l’âge de vingt ans, qu’on signale sa présence à l’hospice de l’Antiquaille(6), à Lyon ; les journaux, tout en constatant qu’il reste à cet hôpital jusqu’au mois d’avril de la même année, sont muets sur la cause de sa maladie. Nous croyons être certains de notre fait en avançant qu’on dut pendant ce séjour lui faire subir une opération très grave, nécessitée par une maladie vénérienne. N’avions-nous pas raison de dire que déjà il était gangrené jusqu’aux os.Au sortir de l’hospice (14 avril), il se rend à Genève, chez son frère, auquel il raconte sa vie déjà mouvementée et son opération. “Depuis cette opération, lui aurait-il dit, j’ai des envies de tuer.”Pendant l’été 1889, il travaille à Aix-les-Bains, à l’hôtel Pollier. On sait qu’il n’y est pas resté et que, repris d’humeur vagabonde, il a parcouru la Savoie et s’est rendu à Paris pour voir l’Exposition(7). Il est resté dans cette ville jusqu’au 12 février 1890.En quittant Paris, il s’est rendu à Lyon où il a travaillé chez MM. Piquet frères, papetiers, 9, rue Pierre Corneille(8). Mais, il ne resta pas longtemps dans cette maison. On était assez contents de lui, paraît-il, et il faisait convenablement son service qui consistait à traîner une petite carriole. Un jour, à la suite d’une observation qu’un employé lui adressa justement, il fut pris d’un furieux accès de rage. Il sauta sur lui, et la bataille ne finit que sur l’intervention des patrons qui mirent le coupable à la porte. Il quitte Lyon et va à Saint-Genis-Laval, où il est employé pendant quelque temps chez M. Guimet. Chez ce nouveau patron, il manifeste hautement, et, croyons-nous, pour la première fois, des idées anarchistes. le 1er mai, il demande à son patron l’autorisation de se rendre à Lyon pour y manifester.Il paraît d’ailleurs certain que déjà Vacher poursuivait alors les femmes et les enfants, et M. Guimet, qui avait reçu plusieurs plaintes à ce sujet, profita de ces plaintes pour se débarrasser d’un homme qu’il jugeait dangereux.Quelques jours avant son incorporation au régiment, on le signale à Lyon, dans un hôtel de la ville, le 2 octobre de la même année.
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Enfin il est incorporé au 60e de ligne(9) à Besançon.Il ne paraît pas s’être mal conduit pendant son séjour à la caserne. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il devient bientôt caporal de la 9e escouade de la 3e compagnie du 2e bataillon. Il est d’ailleurs sournois et peu communicatif. Il ne s’intéressait, raconte un soldat de cette escouade, qu’aux histoires de vagabonds. Il paraissait avoir une idée très arrêtée du genre de vie qu’il prendrait à la sortie du régiment ; il devait devenir chemineau et cherchait, parmi les ustensiles de ménage en usage dans l’armée, ceux qui étaient de nature à être utiles aux vagabonds.“Il est d’une force musculaire considérable”Ce genre de vie, d’ailleurs, lui irait à merveille, car il est éminemment paresseux, et le soldat dont nous parlons ci-dessus a avoué qu’il avait dû, plusieurs fois, libeller les punitions que Vacher distribuait à ses subordonnés.Quoi qu’il en soit, voici les extraits du rapport du colonel du 60e de ligne, en ce qui concerne Vacher :“Vacher a, au régiment, une bonne conduite, une moralité et une probité parfaites, une grande sobriété ; mais son caractère est concentré et peu communicatif ; Vacher a la manie de la persécution et ne voit partout que des mouchards pouvant lui nuire.Il est d’une force musculaire considérable et éprouve souvent le besoin de la dépenser au dehors ; il prend un plaisir sauvage à soulever à bout de bras les objets de casernement, tels que bancs de la chambrée et chaises attachées ensemble. Il a des insomnies dues à son énervement.”Nous avons tenu à reproduire cet extrait. Il est, on ne peut plus intéressant, car il peint admirablement le caractère de notre homme.On prétend, d’ailleurs, que Vacher monologuait avec des gestes menaçants et parlait de couper le cou à ses camarades de régiment lorsque ceux-ci le surexcitaient par leurs plaisanteries. Il était redouté à ce point de ses camarades de chambrée, que ceux-ci n’osaient plus se coucher sans avoir à côté d’eux leur épée-baïonnette. Il a, à maintes reprises, exprimé l’envie qu’il avait de faire couler le sang.Enfin il devient sous-officier, mais malgré cela le service lui pèse, il obtient un congé d’un mois en 1893, et vient au pays. Avait-il déjà fait la connaissance de sa fiancée, c’est probable, car il supplie le maire de sa commune de faire prendre une délibération par le Conseil municipal, dans le but de le faire libérer du service militaire en qualité de soutien de famille de son frère le plus jeune. Naturellement il ne fut donné aucune suite à cette prétention, et il revint au régiment achever son temps de service.Mais il était dit qu’il serait libéré avant le temps.Pendant le cours de sa vie militaire, Vacher avait fait la connaissance d’une belle jeune fille blonde, âgée de vingt-quatre ans, en condition chez MM. Weil et Meyer, négociants, et très estimée de ses patrons. Cette belle enfant d’une honnêteté incontestable faillit être prise au piège. Elle fut courtisée par Vacher qui, sans doute, faisait briller à ses yeux, avec ses galons de sergent, un avenir bien doux pour sa future.
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N’était-il pas de famille honorée et aisée et était-il difficile de séduire une âme naïve ? Aussi Louise Barant se laissa-t’elle toucher et promit-elle le mariage. Mais ce n’était pas là l’affaire de notre héros. Le mariage ! il n’en avait sans doute parlé que pour s’insinuer dans les bonnes grâces de Louise. Ce qu’il voulait c’était flétrir la confiante enfant, et sans attendre plus longtemps il voulut de force l’entraîner à Lyon. La scène se passait à Baume-les-Dames(10) pendant un congé qu’il avait obtenu, le 28 mai 1893. Vacher la presse : elle résiste.Il se précipite sur elle, la serre fortement au cou et la menace d’un couteau. Retenons bien ce mouvement. Il est typique chez lui. Il l’a avoué depuis à l’instruction. Ses victimes n’ont pas souffert. Il les étranglait et les poignardait en même temps. Mais il n’a pas encore la main et le coeur sûrs, il ne l’a tue pas.Le lendemain, nouvelle scène plus terrible encore que celle de la veille. Mais le refus de Louise Barant de devenir sa femme est définitif et formel. Vacher, lui, ne le comprend pas. Il se monte ; et rendu furieux il tire sur la jeune fille trois ou quatre coups de revolver, lui casse deux dents et la blesse légèrement derrière la tête. Puis, tournant son arme contre lui-même, il se loge deux balles dans le crâne(11). Ceci se passait le 18 juin 1893.C’est à la suite de cet attentat et de cette tentative de suicide que Vacher fut réformé.Conduit à l’hospice, il y fut interrogé par la justice, puis, tant sa surexcitation était grande, il fut soumis à l’examen d’un médecin qui déclara que Vacher n’était pas responsable de ses actes. Il fut donc interné, aussitôt guérit, dans l’asile d’aliénés de Dôle, c’était le 7 juillet 1893.Était-il véritablement fou à cette époque ? Oui, si l’on en croit les médecins qui signèrent son bulletin d’entrée à l’asile. En tout cas, sa folie fut de courte durée. De Dôle, nous ne savons pour quel motif on le transporte à l’asile de Saint-Robert(12), le 21 décembre 1893. Et au bout de quelques mois on le relâche en le déclarant complètement guéri. C’était le 1er avril 1894.Il est permis de supposer que fou, il ne le fut jamais et qu’on ne se trouvait en présence d’une nature éminemment nerveuse ou surexcitée et habituée à s’abandonner sans frein aux impulsions qu’elle ressentait. C’est un être dangereux à coup sûr, c’est un être haineux et vindicatif auquel rien ne doit résister et qui tue plutôt que de subir la résistance, mais est-ce là un fou ? Nous étudierons plus loin cette intéressante question. En tout cas sa folie n’était pas bien déterminée. Vingt-quatre heures après son entrée, nous relevons le bulletin médical ci-dessous, le concernant :“Il se croyait poursuivi par ses voisins, dort mal, dit avoir entendu des voix, mais ne put les entendre, a de l’otite chronique et de la paralysie faciale qu’il attribue à la présence d’une balle.”Les bulletins, depuis cette date, ne portent que des indications sans caractères et ne relèvent, croyons-nous, aucun acte de folie.
Pour aller plus loin :
- Les frères maristes de Saint-Genis-Laval se trouvent rue Francisque Darcieux
- Si l’on tient compte des différentes variations de l’inflation et de la monnaie entre 1887 et 2013, la somme indiquée de 15 francs par mois correspond de nos jours à 36 euros.
- Eriville : Erreur typographique, il s’agit de Viriville entre Beaurepaire et Voiron.
- Fraison : Erreur typographique, il s’agit de Bresson, à côté d’Échirolles, au sud de Grenoble.
- Marcolin : Erreur typographique, il s’agit de Marcollin, au sud-est de Beaurepaire
- Hospice de l’Antiquaille : Situé sur la colline de Fourvière, l’hôpital, au début du XIXe siècle, était essentiellement un asile pour les mendiants et les aliénés. Les fonctions de soins passaient au second plan. Toutefois les médecins de l’Antiquaille ont toujours été recrutés sur concours. Au milieu du XIXe siècle la médecine après avoir été une science d’observation, devient avec Claude Bernard une science expérimentale. Les médecins et chirurgiens de l’Antiquaille ont largement participé à cette mutation.
- Exposition de Paris de mai à octobre 1889
- Rue Pierre Corneille dans le troisième et le sixième arrondissements de Lyon
- 60e de ligne : il s’agissait du 60e régiment d’infanterie qui était une unité de l’armée de terre Française.
- Baumes-les-Dames est située dans le Doubs au coeur de la Franche-Comté.
- Cette tentative de suicide est la cause de sa paralysie faciale (son oeil droit restait ouvert en permanence et était plus globuleux) et de son otite purulente et permanente (c’est la raison pour laquelle il portait en permanence une coiffe en poils)
- Saint-Robert est une commune située en Corrèze au nord-ouest de Brive-la-Gaillarde
Source de ce dossier : le rois des assassins par Laurent Martin - 1897 - Paris librairie universelle - B.M.L. Part-Dieu - Fonds ancien - Cote 04306467.
L’enfance de Vacher
Deuxième et dernière partie
Sortie de Vacher de l’asile de Saint-Robert, avril 1894. - Commencement de sa vie errante dans le sud-est et l’est de la France.On peut dire que Vacher, sur la fin de son séjour à l’asile de Saint-Robert(1), n’était pas considéré comme aliéné. Les observations consignées de quinzaine en quinzaine par le médecin de cet établissement, le docteur Bonnet(2), paraissent probantes à cet égard.
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Vacher était calme et soumis ; quelques rédacteurs de journaux prétendent même qu’il était reconnaissant des bons soins que l’on avait pour lui et qu’à plusieurs reprises, en janvier et mars 1894, il témoigna de cette reconnaissance. Il aurait voulu cependant subir l’opération du trépan pour extraire la balle qu’il disait avoir dans la tête, et à maintes reprises il insista pour être transporté, à cet effet, à l’Hôtel-Dieu(3) de Lyon. Avait-il réellement une balle dans la tête ou bien insistait-il ainsi pour avoir une occasion de rompre la monotonie de son existence et une occasion de s’évader ? Il est bien difficile à nous de nous prononcer.Cependant la question aurait son importance. Si, en effet, réellement mordu par un chien enragé dans son jeune âge et soumis depuis à des crises de folie, il avait par cette balle de révolver une cause permanente et nouvelle d’excitation cérébrale, il y aurait là des circonstances d’une nature toute particulière qui expliqueraient, sans le justifier, le monstre que nous avons sous les yeux, et qui atténueraient sa responsabilité dans une certaine mesure.Mais, pour l’instant, nous laisserons de côté la question de cette responsabilité que nous nous proposons de traiter ultérieurement dans un chapitre final. Nous nous bornons maintenant à raconter les faits de cette vie anormale, étrange, et qui, pour l’honneur de l’humanité, constitue une telle exception que l’on se pose, en considérant ces actes, la question de savoir si Vacher avait toute sa raison.Dans le mois d’avril 1894, nous prenons Vacher à la sortie de l’asile d’aliénés. Le médecin de l’établissement de Saint-Robert a rédigé le bulletin suivant : “ Il est calme, inoffensif, et paraît ne plus donner de signes de folie. Il a conscience de son état antérieur et demande sa sortie qui peut être ordonnée. “ C’est sur le vu de ce bulletin que l’autorité préfectorale autorisa la sortie de Vacher pour le malheur, hélas ! de l’humanité.En autorisant la sortie de cet être, il est évident qu’on a rendu la liberté à un monstre. Mais bien qu’il soit permis (les faits ultérieurs y autorisent assurément) de regretter cette mise en liberté, peut-on trouver étonnant qu’il en ait été ainsi. Le public, qui regrette à bon droit cette mesure, étant donnée la vie si pleine de crimes de Vacher, ne serait-il pas le premier à protester si les médecins et avec eux l’autorité préfectorale s’avisaient de retenir enfermé, même un malade, qui pourra être dangereux, mais qui a recouvré toute sa lucidité ?La loi de 1838(4) est, on le comprendra aisément, très stricte dans ses applications. C’est une atteinte grave portée à la liberté individuelle que celle qui consiste à traiter un homme comme une bête ou comme un criminel, et l’on conçoit que cette loi ait posé des limites très étroites à l’exercice du droit qu’a la société d’enfermer dans un asile d’aliénés un être humain. Que de fois déjà n’a-t-on pas relevé des abus d’autorité plus ou moins fondés et n’a-t-on pas accusé l’autorité, appuyée sur le corps médical, de tenir sous les verrous des hommes ou des femmes qui n’étaient fous que de nom ! Ne tombons donc pas dans la faute inverse aujourd’hui et n’accusons personne d’avoir rendu ce monstre à la société. La loi est formelle : les fous doivent être relâchés lorsqu’ils paraissent avoir recouvré la santé et on ne saurait les retenir sous prétexte que plus tard ils pourront redevenir dangereux.La vérité, c’est que la loi ne protège pas la société et est impuissante à protéger la société contre les crimes que l’homme peut accomplir. Elle ne peut que réprimer les actes criminels, elle ne peut entraver la liberté humaine en les prévoyant.D’ailleurs, nous le répétons et nous nous le demanderons plus loin, Vacher était-il fou ? A l’asile il ne le parut pas, puisqu’on lui en a ouvert les portes.Voilà donc Vacher dehors. On n’avait en définitive à lui reprocher encore (on le croit du moins) qu’un crime passionnel. Éconduit par une jeune fille qu’il prétendait aimer, il avait essayé de l’assassiner. C’était épouvantable, il est vrai, mais le pardon pouvait être obtenu, la réhabilitation pouvait venir.Peut-être, à ce moment de sa sortie, la conscience de Vacher s’était-elle réveillée ; peut-être le remords de son existence déjà misérable l’avait-il saisi, peut-être se disait-il : “ Je veux redevenir honnête homme. Je veux expier dans le travail et la retraite. Je veux reconquérir mon estime, l’estime du monde et la paix de mon âme. “ Ce qui autoriserait à le penser, c’est la demande qu’il adressa en sortant de l’asile, à son directeur, M. Dufour, afin d’obtenir une lettre de recommandation destinée aux frères maristes de Lyon.Cette lettre, il l’obtint ; mais ce qui est certain c’est qu’il ne s’en servit pas et que s’il y eut lutte en son âme entre le bien et le mal, cette lutte fut de courte durée.
Au travail, au recueillement, à la réhabilitation, il préfère la vie dont on connaîtra bientôt tous les détails ; c’est qu’il est plus difficile qu’on ne le croit en général de revenir en arrière et de remonter la pente sur laquelle le vice vous a entraîné. Quand une fois on est sorti de la vraie voie, quand on a oublié les enseignements de sa mère et du Décalogue, quand un nuage de boue ou de sang a dérobé à l’âme la vue des principes de morale et de religion qui endiguent si heureusement les passions humaines, il est bien rare qu’on puisse reprendre la vraie route, dissiper le nuage qui obscurcit les yeux et retrouver le courage nécessaire pour retremper sa vertu ébranlée.Vacher d’ailleurs était de ceux pour qui le retour au bien est plus difficile encore. C’était un jouisseur et un paresseux.Il y a longtemps qu’on a dit que la paresse est la mère de tous les vices. On voit dans la vie de Vacher une entière application de ce proverbe.Nous le verrons en le suivant pas à pas. Jamais Vacher n’a demandé du travail, si ce n’est lorsqu’il a en vue quelque crime à commettre dans le village où il s’arrête ; et, cependant, il aime la bonne chère et le bon vin. Partout il demande à manger plusieurs fois de suite, et même lorsqu’il paraît ne pas avoir besoin de se rassasier. Il aime le bon gîte et il est rare de le voir coucher sur la dure ; il semble même, nous le remarquerons dans la suite, qu’il est sensible à la température et qu’il se transporte l’hiver dans le Midi et l’été dans le Nord. Il aime par-dessus tout le plaisir des sens. Toujours repoussé, soit à cause de sa figure qu’on a eu le tort de peindre comme agréable (car tous ceux qui l’ont vu, au moment des crimes qu’il commettait, affirment qu’il était terrifiant à voir) soit, surtout, à cause d’une infirmité naturelle, une suppuration de l’oreille qui rendait sa présence odieuse à l’odorat(5), il veut à tout prix contenter sa passion ; il lui faudra être criminel pour se contenter, il sera criminel. La folie érotique s’aiguisera par la résistance, il n’admettra pas qu’on lui résiste et, fille ou garçon, il tuera d’abord pour pouvoir assouvir ensuite sa passion bestiale sans qu’une résistance lui soit opposée.Un mois ne se sera pas écoulé depuis sa sortie de l’asile d’aliénés, qu’un crime nouveau aura marqué le commencement de sa criminelle carrière ; nous en ferons le récit dans le chapitre suivant. Mais il convient, auparavant, de peindre, en quelques mots, le chemineau dont on parle tant aujourd’hui et qui a laissé partout où il a passé une trace sanglante.Tel il est à ce moment, tel il fut jusqu’à la fin de son odyssée.La figure n’offre rien de particulier. C’est le type commun d’un homme jeune encore. Il a vingt-cinq ans, il est maigre, ses joues sont creuses, sa barbe est noire et rare, son visage est pâle et marbré de plaques jaunâtres, ses traits sont tirés, on dirait d’un souffreteux.La lèvre supérieure est soulevée et comme tordue vers la droite, il grimace affreusement quand il parle. Verticalement, une cicatrice très visible fend en deux, sur la droite, sa lèvre supérieure et surtout sa lèvre inférieure. Les yeux sont petits, le blanc en est sanguinolent, la paupière inférieure est sans cils et paraît rongée. Ces yeux sont étranges et pénibles à regarder.A part cela, il ressemble à tout le monde ; on rencontre chaque jour, par les chemins de la campagne, des gens de cette sorte. Seul, son regard, avons-nous dit, est étrange et dénote un être à part. De notre enquête particulière, il résulte que si les hommes faits n’ont pas eu peur de ce regard, les enfants et les femmes ont toujours tremblé devant lui. Qu’en conclure, sinon, et cela n’est pas singulier, que le regard chez lui, comme chez tout le monde, n’était que le reflet de son âme. Quand il s’adresse à ceux qui lui sont indifférents et contre lesquels sa lâcheté n’ose rien désirer, son regard est plutôt morne et sans éclat ; mais quand il sent la proie, quand la femme, l’enfant qui se trouve devant lui, excite sa convoitise où sa soif de sang, alors l’oeil s’allume, s’injecte, sa figure se contracte, sa lèvre frémit, il est terrible à voir. Que de fois, dans sa route, on pourrait le voir, la face ainsi lubriquement enflammée, en présence d’une créature faible, seule et tremblant de tous ses membres. S’il eut pu se contenir, s’il eut pu se montrer calme, on lui compterait un nombre considérable de victimes. Mais rien qu’à le considérer, la femme et l’enfant étaient pris d’une frayeur salutaire et s’enfuyaient en appelant au secours.
Son costume est le traditionnel costume des chemineaux(6) ; comme tout chemineau il porte bâton et un sac immense dans lequel il plonge tous les aliments qu’on lui donne et qu’il peut conserver, pêle-mêle, avec les quelques effets de rechange qu’il possède.
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Mais on le distingue à un accordéon qu’il porte toujours suspendu à son cou, accordéon avec lequel il demande l’aumône ; le monstre est musicien à ses heures. Il est tellement attaché à sa musique qu’en prison il suppliera le juge d’instruction de la lui rendre, afin de trouver dans ses accords comme l’oubli de lui-même et se souvenir de ses heures innocentes.On le distingue encore à son bonnet à poil blanc. Ah! Vacher ne craint pas d’être reconnu. Il porte crânement son étrange coiffure et nargue la police sur ses trousses sans prendre même la peine de se travestir.C’est donc un chemineau tout de bon que Vacher, le tueur de bergers? Oui, si vous appelez chemineau celui qui se transporte de village en village et mendiant son pain, en jouant d’un instrument quelconque. Mais ce n’est pas l’inoffensif chemineau de nos campagnes qui passe en joyeux drille, “ Avec sa voix qui flûte et son regard qui brille ; “ ce n’est pas le gai chemineau qui court chantant à travers plaines, s’arrête et puis repart,se tait et rechante comme un gai rossignol que le soleil réchauffe.Ce n’est pas le chemineau robuste qui loue ses honnêtes services dans la ferme où il passe, où il s’arrête deux jours, transformé en rude travailleur, et d’où il repart après avoir payé le gîte de ses chansons et avoir reçu pour ses peines quelques sous qui lui permettront de vivre jusqu’au village voisin.Ce n’est pas le chemineau qui sait tout et connaît tout, qui possède toutes les chansons pour la joie des paysans, tous les secrets pour guérir les bestiaux, tous les métiers pour être utile.Ce n’est pas le chemineau qui s’en va promener, “ Libre, le nez au vent, “ quand il lui en prend envie ; se loue quand il a faim, puis vagabonde, aimant la liberté des champs, paresse et ne fait rien quand il le préfère.
C’est un chemineau triste et renfermé en lui-même, qui passe en mendiant, mais qui, loin d’être connu des villageois, comme le chemineau troubadour, dont nous parlions tout à l’heure, ne cherche pas à se faire voir inutilement, ne fraye pas avec les travailleurs, se tient à l’écart, se cache dans les villages pour étudier les coups à faire, ne se montrant que lorsqu’il ne peut pas faire autrement. C’est un homme qui sent le chacal.Vagabond chemineau, il pousse ses pas où le vent le mène. Il veut connaître le pays dans lequel il va travailler la chair humaine.Toute une semaine il parcourt l’Ain, la Savoie, le Rhône. Il se fait à cette vie errante, s’étudiant sans doute à parcourir rapidement de grandes distances, cherchant peut-être des occasions de crime, s’étudiant peut-être à connaître les chemins détournés qui pourront lui permettre, ses crimes accomplis, de dépister la justice en fuyant au plus vite.Puis c’est vers son pays natal que Vacher tournera ses pas. Il y a longtemps qu’il n’y a reparu, il veut revoir les lieux de sa naissance. Il reparaît au milieu des siens où de temps à autre, d’ailleurs, il aimait à se rendre. Nous avons dit quelle était sa famille et nous avons constaté qu’elle était honorable et estimée.Ce n’est évidemment pas dans ce milieu de travailleurs et d’honnêtes gens qu’un être comme lui pouvait se complaire. Sans doute, les bons exemples qu’il pouvait voir à Beaurepaire ont pu pendant quelques jours tenir en suspens sa volonté de mal faire, sans doute on peut supposer que la lutte dont nous parlions tout à l’heure et qui avait pour théâtre le fond de sa conscience, prit un caractère aigu dans ce moment et peut-être ne s’en fallut-il pas de beaucoup qu’il ne redevînt honnête homme. Mais cela fut évidemment de courte durée et là même, encore sur le seuil du foyer de la famille, il prépare et accomplit avec une audace extraordinaire ce crime qu’il a avoué depuis et qui a été le premier de cette rouge série dont on ignore encore le nombre.
Pour aller plus loin :
- L’asile de Saint-Robert, aujourd’hui Centre Hospitalier Alpes-Isère. Dans l’ancien couvent de Saint-Robert ouvre en septembre 1816 un dépôt de mendicité, la Maison de refuge de Saint-Robert (les Lettres de création datent du 7 mai 1812). L’établissement devient ensuite Asile Public d’Aliénés de Saint-Robert, puis Hôpital Psychiatrique départemental de Saint-Egrève
- Dr Bonnet : médecin psychiatrique, médecin-chef de l’asile de Saint-Robert
- L’Hôtel-Dieu est le tout premier hôpital construit à Lyon, les bâtiments d’origine datent de 1184. Au XIXe siècle, l’Hôtel-Dieu abritait près de mille malades
- La loi du 30 juin 1838, dite “Loi des aliénés”, est une loi promulguée sous le règne du roi Louis-Philippe qui traitait des institutions et de la prise en charge des malades mentaux. Cette loi est restée presque complètement valide jusqu’en 1990
- Cette tentative de suicide est la cause de sa paralysie faciale (son oeil droit restait ouvert en permanence et était plus globuleux) et de son otite purulente et permanente (c’est la raison pour laquelle il portait constamment une coiffe en poils)
- Chemineau : vagabond, mendiant errant dans les campagnes
Source de ce dossier : le rois des assassins par Laurent Martin - 1897 - Paris librairie universelle - B.M.L. Part-Dieu - Fonds ancien - Cote 04306467.
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